Chapitre 4 : La coutume contre la Tradition (page 39-45) :
Les modernes commettent une étrange confusion entre coutume et Tradition. Ils appellent « tradition » toutes sortes de choses qui ne sont que des coutumes, souvent insignifiantes et d’invention récente, par une sorte de « contrefaçon » et de « parodie » de la véritable Tradition.
Or, tout ce qui est d’ordre traditionnel implique essentiellement un élément supra-humain.
Au contraire, la coutume est quelque chose de purement humain, soit par dégénérescence, soit dès son origine même.
a) Dans le premier cas, il s’agit de choses ayant entièrement perdu leur sens profond et leur caractère rituel parce qu’elles ont cessé d’être intégrées à un ensemble traditionnel.
De fait, elles sont devenues « lettre morte » et « superstition ».
Personne n’en comprend plus la raison.
C’est le cas des coutumes auxquelles il est impossible d’assigner une origine définie.
Le danger est que les hommes n’accomplissent plus les choses que par habitude, de façon machinale et « passive » qui les prédispose à toute sorte de « suggestions » sans réagir.
Les adversaires de la Tradition en profitent pour tourner en ridicule ces actions machinales afin de les déconsidérer et empêcher toute possibilité de restauration de l’esprit traditionnel.
b) Dans le second cas, on peut proprement parler de contrefaçon.
Les coutumes y sont entièrement inventées et d’autant mieux acceptées que les hommes sont habitués à faire des choses dépourvues de sens.
Ici intervient la « suggestion » dont il était question tout à l’heure.
Même détourné de l’accomplissement des rites traditionnels, le peuple encore sentir ce qui lui manque et éprouver le besoin d’y revenir.
Pour l’empêcher, on lui donnera des pseudo rites et même, s’il le faut, on lui imposera. L’intention à peine déguisée est celle d’une contre tradition.
N’oublions pas non plus les coutumes qui affectent la vie de chaque individu en particulier et dont le rôle consiste à étouffer toute activité rituelle ou traditionnelle en lui substituant l’obsession d’une multitude de choses parfaitement insignifiantes, voire absurdes, et dont la petitesse même contribue puissamment à la ruine de toute intellectualité.
Ce caractère dissolvant de la coutume est surtout sensible aujourd’hui dans les pays orientaux car, en Occident, il y a longtemps qu’est dépassé le stade où il était simplement concevable encore que toutes les actions humaines puissent revêtir un caractère traditionnel.
Certes, aujourd’hui, cette mentalité n’est point celle de la plupart des Orientaux mais seulement celle de ceux qui sont « modernisés » ou « occidentalisés ».
Ce sont des gens qui agissent d’une façon qu’ils ne peuvent justifier qu’en déclarant que « c’est la coutume ».
Celui qui parle ainsi est un individu détaché de sa Tradition et devenu incapable de la comprendre.
En fait, il en a gardé quelques observances secondaires « par coutume » et pour des raisons purement humaines parmi lesquelles le souci de « l’opinion » tient une place prépondérante.
Il observe aussi scrupuleusement ces coutumes inventées dont nous parlions en dernier lieu, lesquelles ne se distinguent en rien des niaiseries concernant le vulgaire « savoir-vivre » des Occidentaux modernes que souvent elles se contentent même d’imiter.
Note de JeanSerlun : Guénon écrivait cela il y a plus de 60 ans. En 2010, les phénomènes qu’il décrit se sont considérablement développés suivant l’accroissement du rythme de l’involution du cycle au point où l’Orient que Guénon décrivait comme encore majoritairement préservé est maintenant majoritairement infecté.
Ce qui est frappant dans les coutumes profanes venues d’Occident c’est leur incroyable « petitesse ».
Elles semblent n’avoir comme but que de retenir l’attention sur des choses entièrement extérieures et vidées de toute signification, et même sur ce qu’il y a de plus banal et de plus étroit en elles, menant à une véritable atrophie intellectuelle ceux qui s’y soumettent. L’exemple le plus achevé en Occident est ce qu’on appelle la mentalité « mondaine ».
Ceux qui sont tombés dans ces excès deviennent incapables de concevoir une réalité d’ordre profond et se trouvent dès lors enfermés dans la « vie ordinaire » qui n’est faite que d’un épais tissu d’apparences extérieures.
Pour eux, le monde a perdu toute transparence car ils n’y voient plus rien qui soit un signe ou une expression de vérités supérieures.
Ils ne comprendraient pas si on leur parlait de ce sens intérieur des choses et même ils commenceraient aussitôt par se demander ce que leurs pareils pourraient bien penser ou dire d’eux si par impossible il leur arrivait d’admettre un tel point de vue, et plus encore d’y conformer leur existence. !
Car c’est la crainte de l’opinion qui permet à la coutume de s’imposer comme elle le fait.
Et pour que l’opinion joue ce rôle, il n’est pas besoin qu’elle se soit déjà formée à l’égard des coutumes en questions, il suffit que celles-ci se soient établies dans un milieu très restreint qui décide de la « mode ».
Les coutumes se fixent alors par le fait même qu’on n’ose plus s’abstenir de les observer ; elles se répandront de proche en proche et ce qui n’était d’abord que l’opinion de quelques-uns finira par devenir ce qu’on appelle « l’opinion publique ».
Le respect de la coutume n’est alors que le respect de la sottise humaine. « Faire comme tout le monde » semble pour certains tenir lieu de raison suffisante pour toutes leurs actions ; c’est s’assimiler au vulgaire et s’appliquer à ne s’en distinguer en aucune façon.
Rien n’est plus bas ni plus contraire à l’attitude traditionnelle suivant laquelle chacun doit s’efforcer de s’élever selon la mesure de ses possibilités au lieu de s’abaisser jusqu’à cette sorte de néant intellectuel que traduit une vie absorbée tout entière dans l’observation des coutumes les plus ineptes et dans la crainte puérile d’être jugé défavorablement par les premiers venus, c’est-à-dire par les sots et les ignorants.
Dans les pays de tradition arabe, on dit que, dans les temps les plus anciens, les hommes n’étaient distingués entre eux que par la connaissance ; puis on prit en considération la naissance et la parenté, plus tard, ce fut la richesse et enfin, dans les derniers temps, on ne juge plus les hommes que d’après les seules apparences extérieures.
C’est là une description exacte de la prédominance successive, dans l’ordre descendant, des point de vue des quatre castes.
La coutume appartient incontestablement au domaine des apparences purement extérieures, derrière lesquelles il n’y a rien.