A propos du rattachement initiatique (pages 46 à 63)
Même pour des choses élémentaires, la difficulté qu’éprouvent nos contemporains à les comprendre est telle qu’il faut y revenir constamment. C’est le cas de la question du rôle et de l’efficacité propre des rites. Il en est de même de la question de la nécessité du rattachement initiatique avec laquelle elle est étroitement connectée.
Toute difficulté semble être résolue si l’on a compris la chose suivante : L’initiation consiste essentiellement dans la transmission d’une certaine influence spirituelle et ne peut être opérée que par le moyen d’un rite par lequel s’effectue le rattachement à une organisation ayant avant tout pour fonction de conserver et de communiquer l’influence dont il s’agit.
En fait, c’est très simple : transmission et rattachement sont les aspects inversés d’une même chose, selon que l’on descend ou que l’on remonte la « chaine » initiatique.
Et pourtant les difficultés subsistent, même pour ceux qui possèdent pourtant un tel rattachement : cela paraît étonnant mais c’est une conséquence de l’amoindrissement « spéculatif » qu’ont subi les organisations auxquelles ils appartiennent. Car pour qui ne s’en tient qu’au point de vue « spéculatif », l’importance fondamentale de ces questions risque d’être plus ou moins complètement méconnue.
Cet exemple permet de mesurer toute la distance qui sépare l’initiation virtuelle de l’initiation effective. Ne négligeons cependant pas l’initiation virtuelle car c’est par elle que commence l’initiation proprement dite (INITIUM), commencement indispensable, et elle porte avec elle la possibilité de tous les développements ultérieurs.
Cependant, dans les conditions présentes, cette initiation virtuelle est loin du moindre début de réalisation.
Quelques précisions sur le rattachement initiatique :
Certains objecteront que le néophyte ne ressent pas l’influence spirituelle au moment où il la reçoit. C’est comparable à ce qui se passe dans certains rites d’ordre exotérique, comme l’ordination, où l’on ne ressent pas davantage l’influence spirituelle transmise, ce qui ne l’empêche pas d’être réellement présente et effective.
Le néophyte est encore dans un état purement potentiel et la capacité de ressentir l’influence spirituelle impliquerait un degré de développement ou d’actualisation qu’il n’a pas encore acquis. Il faut donc commencer par l’initiation virtuelle.
Dans l’ordre exotérique, comme la transmission de l’influence spirituelle n’a pas pour conséquence le développement spirituel effectif, cette absence d’effet ressenti ne présente pas d’inconvénient.
Par contre, dans l’initiation, et par suite du travail intérieur accompli par l’initié, les effets de cette influence devraient être ressentis ultérieurement lors du passage à l’initiation effective. Ce sont les résultats normaux attendus de l’initiation.
En fait, la plupart du temps, l’initiation reste toujours virtuelle et les effets attendus demeurent indéfiniment à l’état latent.
Cette anomalie initiatique est due à des circonstances contingentes, tout particulièrement dans une époque comme la nôtre où ce qui devrait être normal devient l’exception.
Voici les deux principales circonstances contingentes limitant les effets de l’initiation :
- L’insuffisance des qualifications de l’initié (limitation des possibilités qu’il porte en lui-même),
- L’état d’imperfection et de dégénérescence auquel sont réduites certaines organisations initiatiques, ce qui ne leur permet plus d’offrir un appui suffisant pour atteindre l’initiation effective ni même de laisser soupçonner l’existence de celle-ci à ceux qui pourraient y être aptes.
Cependant, ces organisations sont toujours capables de conférer l’initiation virtuelle, c’est à dire d’assurer la transmission initiale de l’influence spirituelle. Cette transmission n’a d’ailleurs rien de « magique » puisqu’il s’agît d’une influence spirituelle tandis que ce qui est d’ordre magique ne concerne que le maniement des seules influences psychiques. La magie n’est qu’une science traditionnelle d’ordre très inférieur, à laquelle tout ce qui relève du domaine spirituel est entièrement étranger.
Venons-en au cœur de la question :
Rien ne peut être séparé du Principe car ce qui le serait n’aurait aucune existence ni aucune réalité. Et pourtant, parler de rattachement semblerait impliquer le rétablissement d’un lien qui aurait été rompu ? Cela paraît antinomique. De même, pourquoi faire des efforts pour parvenir à la Délivrance puisque le soi (Atmâ) est immuable, ne pouvant être modifié ou affecté par quoi que ce soit ? Ces objections sont faites par des gens qui restent trop théoriques et confondent deux points de vue pourtant nettement distincts, le point de vue principiel et celui des êtres manifestés.
Certes, au point de vue métaphysique strict, l’aspect principiel suffit et le reste pourrait être négligé. Mais le point de vue initiatique doit partir des conditions qui sont actuellement celles des êtres manifestés, et plus précisément des individus humains.
Dans le Principe, rien ne saurait jamais être sujet au changement.
- Ce n’est donc pas le « Soi » qui doit être délivré mais c’est le « moi » ; et celui-ci ne peut l’être qu’en dissipant l’illusion qui le fait paraître séparé du « Soi » ».
- Et ce n’est pas le lien (Sûtrâtmâ) avec le Principe qu’il s’agît de rétablir mais c’est, pour l’être manifesté, la conscience effective de ce lien qui doit être réalisée. Et, dans les conditions présentes de l’humanité, le seul moyen possible est fourni par l’initiation.
Cette nécessité de fait s’impose rigoureusement dans l’état qui est le nôtre comme point de départ.
Pour les hommes des temps primordiaux, la proximité du Principe rendait l’initiation inutile, le développement spirituel s’accomplissant chez eux de façon naturelle et spontanée. C’est le processus de « descente » et les conditions de la période cyclique actuelle qui imposent à l’initiation comme premier but la restauration des possibilités de l’état primordial.
Or, la génération spontanée n’existe pas plus dans le domaine matériel que dans le domaine spirituel, tout au moins dans l’état présent de notre monde. Un germe doit dont être déposé dans l’être pour rendre possible son développement spirituel ultérieur.
C’est l’influence qui lui est communiquée par l’initiation dans un état de virtualité et d’ « enveloppement » comparable à celui de la graine.
Le rattachement à une organisation initiatique n’est donc pas le premier pas « vers l’initiation » mais l’entrée (INITIUM) dans une voie qu’il reste à parcourir par la suite, ou encore le commencement d’une nouvelle existence au cours de laquelle seront développées des possibilités ignorées de l’homme ordinaire.
Soyons sur nos gardes quant aux possibilités, certes existantes, d’une transmission obtenue sans rattachement initiatique, donc dans des conditions anormales où cette transmission serait impossible. Le risque de s’illusionner sur la validité de cette initiation est considérable, en particulier, si quelque événement perçu comme extraordinaire semble valider cette initiation exceptionnelle. Et les Occidentaux actuels sont séduits par cette perspective qui paraît les dispenser d’un rattachement régulier !
Il faut insister : Tant qu’un rattachement régulier n’est pas impossible à obtenir en fait, on ne peut pas, en dehors de lui, recevoir une initiation quelconque.
Est-il besoin de rappeler qu’on n’obtient aucune initiation par le simple moyen de la lecture d’ouvrages ? Une transmission orale est partout et toujours considérée comme une condition nécessaire du véritable enseignement traditionnel et la mise en écrit de cet enseignement ne peut jamais en dispenser.
Pourquoi ? Parce que la transmission, pour être réellement valable, implique la communication d’un élément en quelque sorte « vital » auquel les livres ne sauraient servir de véhicule.
Il y a certes bien des façons de lire un même livre :
- le profane (par exemple, le critique moderne) n’y verra que littérature et ne pourra en retirer qu’une connaissance « livresque », sans compréhension réelle puisqu’il ne se demande même pas si ce qu’il lit est l’expression d’un vérité.
- celui qui est rattaché à la tradition considérée, bien que n’en connaissant que l’exotérisme, aura certes sa compréhension bornée au seul sens littéral, mais pourra en tirer bien davantage, par exemple une règle de conduite qui lui permettra de participer à la tradition dans la mesure de ses possibilités.
- celui qui vise à s’assimiler réellement l’exotérisme de la doctrine (le théologien par exemple) y tirera encore davantage mais restera ignorant des autres sens plus profonds seuls accessibles par l’ésotérisme.
- celui qui s’est engagé sur la voie de l’ésotérisme commencera à percevoir la pluralité des sens contenus dans les textes sacrés et par suite discerner l’esprit sous la lettre. Sa compréhension sera plus profonde que celle du plus savant des exotéristes.
Cette connaissance restera cependant théorique s’il ne reçoit par ailleurs aucune initiation ou qu’il se contente d’une initiation virtuelle.
- seul celui qui est entré dans la voie de la réalisation pourra utiliser le livre comme un support de méditation, tel un rituel, au même titre que les symboles qu’il emploie pour aider et soutenir son travail intérieur. La « lettre » disparue fera place à « l’esprit ».
S’ouvrira pour lui des possibilités tout autres que celles d’une simple compréhension théorique aussi bien que lorsqu’il médite sur un mantra ou un yantra rituel